J’ai mal à mon enfance

J'ai mal à mon enfance - À lire!

Fin 1970, début 1980.

Les années idéales pour vivre pleinement une enfance digne de ce nom.

Je me levais quand j’avais assez dormi, je mangeais des crêpes les jours de semaine, je jouais à ce qui m’inspirait avec les voisins de ma rue qui jouissaient tous du même niveau de liberté que moi.

On jouait au ballon, à l’élastique, à la corde à danser. On faisait du vélo, on sautait dans les feuilles, on faisait des forts de neige, des batailles de cocottes, dont une monumentale qui m’a valu mon meilleur œil au beurre noir, celui qui m’a donné le plus de crédibilité auprès de mes pairs.

On jasait ensemble, alors là oui! On jasait pas mal. On discutait de tout et de rien, de tout plus que de rien.

Mes parents, pas plus que les autres adultes dans ma vie, n’ont pas jugé bon d’encadrer mon développement. Ma réussite éducative ne semblait pas préoccuper qui que ce soit. Il semblerait que mon potentiel ait été là, sans qu’on creuse pour tirer dessus. Il a émergé de lui-même.

À bien y penser, il y avait peut-être un élément qui contrevenait à mon plein potentiel. C’est le fait que Passe-Partout (une série télévisée éducative épique québécoise) était diffusé à 18h00, en même temps que le bulletin de nouvelles de mon père. Il y avait à ce sujet des tensions familiales.

Pour le reste, tout roulait rondement, même sans casque. On rockait fort sur nos sièges bananes en chantant Thriller en franglish. Mon potentiel allait bon train.

Quand j’ai eu 5 ans, je suis allée à la maternelle comme tous les autres enfants. Je n’étais pas plus bête, ni plus immature qu’un autre. Être restée à la maison avec ma mère ne m’a pas empêchée de prendre l’école par la grande porte, en insistant auprès de ma mère pour qu’elle marche derrière moi. J’étais assez fière de moi. De moi toute seule.

Je n’avais encore jamais été évaluée. J’avais toutes les raisons du monde de me croire capable.

À l’école, c’est fou à quel point nous étions tous ordinaires. On aura beau dire que dans ce temps-là on ne dépistait pas l’autisme, le TDA-H, le SGT, les dys et j’en passe, n’empêche qu’il n’y avait tout de même pas plus d’un «tannant» par classe et que pour le reste, on suivait tous à peu près le même rythme, sans anxiété.

Chose étrange, le terme «retard» ne s’appliquait qu’au temporel, jamais au développement.

Jamais je me suis demandée si je progressais normalement, pas plus que mes parents ou mes professeurs d’ailleurs. L’idée qu’un enfant se doit de progresser selon une chronologie fixe, prédéfinie et applicable à tous dès la première tétée n’existait pas, ou du moins, ne se laissait pas sentir. Il m’apparaît que les adultes avaient confiance au potentiel de l’enfant.

Côté profs, il y avait assez peu de nouvelles recrues, il y avait surtout des profs d’expérience, la vocation sur le cœur, la confiance en main et surtout, oui surtout, il y avait autant d’hommes que de femmes dans mon école, exactement comme ailleurs en dehors des murs. Il y avait Onil, Luc, Louis, Gérard, Paul… Étrangement, on ne verrait jamais autant de prénoms masculins dans une école d’aujourd’hui, sauf peut-être si plusieurs enseignantes ont des hamsters de classe.

À propos de Gérard, on avait beau se moquer de son look, il nous a tout de même légué quelque chose de précieux. Un peu de culture. Il était passionné de chansons traditionnelles. Il nous faisait chanter tous en cœur et le bonheur, il se lisait dans ses yeux.

Plus tard, au secondaire, c’est Félix qui a touché mon cœur. Félix croyait aux gnomes si fort qu’on était pas mal à y croire aussi. Arriver à convaincre une classe d’ados que la magie nous entoure et qu’elle se laisse voir à qui sait y croire et prendre le temps de l’attendre, c’est ni plus ni moins un tour de maître.

Plusieurs années plus tard, j’ai croisé Félix par hasard. Il m’a demandé si j’écrivais encore. Il m’a dit qu’à chaque fois qu’il avait ma copie entre les mains, il avait toujours hâte de savoir ce que j’avais écrit. Félix avait toujours le bon mot, toujours le regard rempli d’«humanitude».

Quand je pense à mon parcours scolaire obligatoire, je me souviens de très peu de choses au niveau académique. Ce dont je me souviens, c’est ce que j’ai vécu au niveau humain.

Une remarque blessante, une formation d’équipe pour laquelle j’ai été la dernière choisie, une injustice, une exclusion, une impression de solitude, un sentiment de honte. Un mot d’encouragement, un compliment inattendu, un regard approbateur, une fierté, un béguin, une complicité. Ce qui s’avère marquant pour l’humain, c’est son rapport à l’humain.

Aujourd’hui, je me sens riche de l’enfance que j’ai vécue, riche de m’être sentie libre.

J’aurais détesté être une enfant aujourd’hui. J’aurais détesté devoir courir le matin pour aller à la garderie, suivre UN programme devant être appliqué à tous. J’aurais détesté sentir le regard évaluateur des adultes sur moi. J’aurais détesté commencer l’école à 3 ou 4 ans plutôt qu’à 5. J’aurais détesté n’avoir que des modèles féminins. J’aurais détesté l’école.

Je suis restée à la maison jusqu’à 5 ans et à l’école jusqu’à 30 ans. Je n’ai pas eu besoin que l’État se mêle de ma réussite depuis mon berceau.

Et si on passait à côté de l’essentiel en misant sur le programme plutôt que sur l’enfant?

Aujourd’hui, j’ai mal à mon enfance.

J’ai mal à la liberté, au temps pris lentement, à l’insouciance.

J’ai mal à la candeur, à la spontanéité, à la débrouillardise.

J’ai mal de voir tous ces possibles se faire toujours plus étouffer.

 

Julie Roux

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